CLIMAT, FINANCE ET THÉORIE DES JEUX

STRATEGIE ET THEMATIQUES
Hebdomadaire du 10 octobre 2022
Climat et finance sont liés par un équilibre de Nash
Une stratégie de long terme serait préférable, mais la recherche de gains à court terme prédomine
Ainsi, le dérèglement climatique s'accroît à mesure que les profits progressent
Bonne nouvelle, les politiques macroéconomiques peuvent permettre de sortir de cette situation

GRAPHIQUE DE LA SEMAINE : "Les émissions de CO2suivent moins la tendance des bénéfices"

ANALYSE DES MARCHÉS BOURSIERS

Ni le climat, ni la finance ne sont des jeux, mais la théorie des jeux peut leur venir en aide. A l'heure où lafinance cherche à limiter son impact négatif sur le climat, les passionnés de littérature et de cinéma aurontplaisir à se plonger dans la biographie de John Nash, Un cerveau d'exception. Ce livre, écrit en 1999 parSylvia Nasar, ancienne journaliste économique pour le New York Times, a été adapté pour le grand écrandeux ans plus tard par Ron Howard. Les investisseurs y trouveront également un intérêt dans la mesureoù climat et finance forment un équilibre de Nash : les besoins du premier (objectif de pérennité à long terme) s'opposent à ceux de la seconde (objectif de rentabilité à court terme). Pour que la financedevienne verte, il est nécessaire de mettre en œuvre des politiques macroéconomiques intermédiaires.Pour mémoire, John Nash (cf. Fig. 2) s'est intéressé aux situations non coopératives et a démontré que lesintérêts individuels s’opposent aux intérêts collectifs. Un équilibre de Nash est une situation d'équilibresous-optimal dans laquelle aucun des acteurs (nommés joueurs en théorie des jeux) ne peut trouver demeilleure stratégie, compte tenu des stratégies choisies par les autres joueurs.

Fig. 2 & 3 – John Nash & le dilemme du prisonnier

Le dilemme du prisonnier est l'exemple le plus répandu (cf. Fig. 3). Ainsi, deux individus ayant commis unvol sont arrêtés. Incarcérés dans deux cellules différentes sans pouvoir communiquer, on leur présente lechoix suivant : "si tu dénonces ton complice et qu'il ne te dénonce pas, tu seras remis en liberté et l’autreécopera de la peine maximale (dix ans de prison) ; si chacun de vous dénonce son complice, vous irez tousles deux en prison pour une durée réduite (5 ans) ; enfin, si aucun de vous ne dénonce l'autre, vous serezcondamnés à une courte peine (un an), faute de preuve".

Dès lors, comment prendre la meilleure décision, quelle que soit celle de l'autre ? D'un point de vuecollectif, les deux auraient intérêt à nier pour ne faire qu'un an de prison chacun. Malheureusement, au niveau personnel, il est rationnel de dénoncer son complice afin d'être libre ou incarcéré cinq ans et d'éviter le pire des scénarii. Pour sortir de cet équilibre sous-optimal, il faut permettre aux complices dediscuter et crédibiliser leurs intentions.

Ce dilemme s'applique parfaitement à la finance et au climat : les investisseurs savent que, s'ils veulent obtenir des performances pérennes sur leurs investissements, ils doivent préserver la planète et penserà long terme mais, tant que les politiques macroéconomiques ne les contraignent pas, ils ont une préférence pour les gains financiers à court terme… décision rationnelle mais sous-optimale. Bonne nouvelle, depuis quelques années, les politiques mises en œuvre délivrent des effets positifs : lesémissions de carbone ont suivi l'évolution de l'économie et des revenus, mais moins qu'auparavant (cf.Graphique de la semaine).

Voici quelques pistes de politique macroéconomique pour allonger l'horizon-temps de la finance, demanière à retrouver un équilibre climatique et maximiser les gains futurs :

États : Leur rôle est central dans cette problématique d'intérêts communs. Cela touche à leur raisond'exister. Il y a quelques centaines d'années, les Etats ont mis en place des institutions policières etjudiciaires afin que les êtres humains respectent des règles communes plutôt que de s'entretuer àchaque désaccord. Les Etats pourraient imposer des incitations ou des contraintes à agir différemmenten matière d'investissement de manière à ne pas nuire à l'équilibre climatique. Cette politiquebudgétaire visant à instaurer des subventions, des taxes ex-ante ou des pénalités financières ex-postpermettrait de favoriser les investissements compatibles avec l'équilibre climatique… et de tendrevers une situation optimale.

Institutions internationales : La mondialisation des décisions permettrait de rendre les règlesprécédentes plus efficaces. Les exemples ne manquent pas. La création de l'Organisation Mondiale duCommerce (WTO) en 1995 a permis d'accélérer la globalisation des échanges, permettant de développerla croissance mondiale, de contenir l'inflation et de faire reculer la pauvreté. Une Organisation Mondialedu Climat (WCO) permettrait de rendre plus harmonieuses les décisions nationales et plus efficacescelles prises lors des Conférences sur le climat (COP). Elle pourrait même être intégrée à l'Organisation Mondiale du Commerce, afin de définir des objectifs communs au commerce, à la finance et au climat.

Intermédiaires financiers : Les investisseurs maîtrisent de mieux en mieux les investissements à longterme. Au cours des dernières années et à mesure que les rendements obligataires chutaient, lesintermédiaires financiers ont cherché à rendre plus accessibles les fonds obligataires datés ou lesinvestissements non cotés, que ce soit dans les fusions et acquisitions ou le Private Equity. Ils pourraient désormais chercher à développer les investissements en actions cotées dont les frais desortie sont inversement proportionnés à la durée de détention. A l'instar du non-coté et à l'extrême opposé du trading à haute fréquence, ces stratégies chercheraient à investir sur les sociétés listées,sans se soucier d'une rentabilité immédiate.

Communauté scientifique : La plupart des théories économiques et des modèles de risque sontcentrés sur le court terme. Les recherches académiques pourraient s'appuyer sur l'économétrie et lesoptimisations sous contraintes pour tenter d'aboutir à des théorèmes dont la finalité seraitl'optimisation des performances à très long terme. De la même manière, les chercheurs en économiecomportementale pourraient concentrer leurs efforts sur ces thématiques climatiques.▪ Banques centrales : Les politiques monétaires ont actuellement pour objectif de contenir l'inflation àun niveau proche de 2% et, pour certaines d'entre elles, un second objectif qui est de maximiser lescréations d'emplois. Ces deux cibles sont définies avec un horizon-temps relativement court. Ilpourrait être envisagé de l'allonger ou d'inclure un paramètre de très long terme. Ceci autoriserait lesbanquiers centraux à se pencher davantage et par anticipation sur la problématique du dérèglementclimatique. Ils pourraient ainsi adapter leurs taux directeurs et l'offre de monnaie en tenant comptede ce critère de long terme. Imaginons une banque centrale qui définirait un taux directeur différentpour les banques commerciales, en fonction de leur capacité à prêter à des entreprises qui respectentl'équilibre climatique ou pas.

Conclusion :

Les politiques macroéconomiques permettent de modifier les décisions et les comportements des êtreshumains notamment des investisseurs. Ces politiques, incitatives ou répressives, sont progressivementadaptées pour prendre en compte l'équilibre climatique et les objectifs de long terme. En ces temps decrise, voilà une bonne nouvelle à mettre en avant.

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