Au cours des trois derniers mois, les marchés boursiers ont abandonné plus de 10%. Leur chute, entrecoupée de rebonds techniques temporaires, semble vouloir s'accélérer. Fondamentalement, les valorisations sont nettement trop élevées dans le contexte d'un cycle économique qui s'enlise (cf. S&T du4 septembre 2023). Certes, les indicateurs avancés sont en train de tenter un rebond. C'est par exemple le cas de ceux mesurant la confiance des directeurs d'achat. Malgré cela, ils demeurent très nettement sous le seuil séparant les périodes de contraction et d'expansion de l'activité économique (50 dans l'industrie, 53 dans les services). Cela signifie que la situation ne se détériore plus mais que l'économie demeurera en récession au cours des prochains mois.
A plus long terme, les perspectives ne sont pas moins sombres. Les investisseurs ont compris que la hausse des taux n'a pas encore produit le pire de son impact récessif. Le durcissement de politique monétaire se diffuse doucement dans les canaux de l'économie. Les Etats, les entreprises et les ménages n'ont pas encore totalement ressenti son effet paralysant, voire asphyxiant.
Prenons l'exemple du marché immobilier résidentiel américain. Entre octobre 2021 et octobre 2023, les taux hypothécaires à 30 ans, les plus utilisés aux États-Unis, ont progressé de 3.0% à 8.1% (cf. Fig. 2).Concrètement, cela signifie que les mensualités sont passées de 1'800 à 3'100 dollars... ou plutôt devrions nous écrire "vont progressivement passer" de 1'800 à 3'100 dollars. Il existe un décalage de 12 à 24 mois entre le taux théorique et le taux effectif (cf. Fig. 3). Au début, seule une infime partie des ménages se voit appliquer des taux d'intérêt hypothécaires élevés. Les autres préfèrent conserver leur ancien logement que de déménager, de manière à conserver leurs prêts à taux avantageux. Ce n'est qu'une fois qu'ils n'ont plus le choix, qu'ils y sont confrontés. Les causes peuvent être multiples : naissance, décès, divorce, licenciement, mobilité forcée, etc.
Cet exemple n'est pas un cas isolé. Les sociétés et les gouvernements seront confrontés à la même problématique que les foyers : la charge de la dette sera si élevée qu'elle les contraindra à dépenser moins, que ce soit pour investir ou pour consommer. Après avoir puisé dans leur épargne, ils devront faire face à cette pression financière nouvelle. Lorsque les défaillances seront trop nombreuses ou trop violentes, alors quelque chose cassera dans l'économie.
Dans cet environnement à risque, les investisseurs sont à la recherche d'actifs refuges. Les obligations délivrant de piètres performances pour le moment, l'adage "cash is king" refait surface. Oui, mais quel cash ? Dans quelle devise ? Intuitivement, cinq alternatives s'offrent aux investisseurs :
▪ Le dollar américain, avec lequel la plupart des échanges internationaux sont effectués.
▪ Le yen japonais, qui bénéficie de l'inversion des flux de capitaux en périodes d'incertitude.
▪ Le franc suisse, qui résiste aux crises financières et géopolitiques depuis plus d'un siècle.
▪ L'once d'or, dont la quantité en circulation est naturellement limitée.
▪ Le bitcoin, dont l'offre est indépendante des Etats.
Commençons par le roi dollar, adossé à la première puissance économique, commerciale, financière (cf.Fig. 4), politique et militaire mondiale. Il bénéficie d'un statut particulier depuis la Deuxième Guerre mondiale, lorsqu'il a remplacé la livre sterling comme monnaie de référence internationale et ce, malgré la fin des accords de Bretton Woods en 1971 qui garantissaient la convertibilité du dollar en or. Considéré comme valeur refuge, le dollar a tendance à s'apprécier lorsque le sentiment des investisseurs se détériore. Les deux dernières années constituent un cas d'école pour démontrer ce phénomène (cf. Fig. 5).
Tant que ce phénomène perdurera, le dollar pourra être considéré comme une devise "anti-crise" dans les portefeuilles. Cette relation n'est toutefois pas pérenne. A long terme, le billet vert dépend davantage des taux d'intérêt et, plus encore, de l'inflation. L'approche de la Parité des Pouvoirs d'Achat (PPA) stipule que les biens et services devraient avoir un prix unique dans tous les pays du monde une fois convertis dans la même monnaie. En pratique, cela signifie que 1 euro devrait s'échanger contre 1,27 dollar pour respecter le différentiel d'inflation entre les États-Unis et la Zone Euro (cf. Fig. 6). Cette approche, inopérante à court terme, est toujours gagnante sur le très long terme. Les investisseurs doivent donc garder en tête que le dollar est actuellement très cher.
Toujours concernant le dollar, un phénomène inhabituel est en train de se produire aux Etats-Unis. Le département du Trésor, lourdement endetté, doit faire face à un mur de dettes. Sur les 6'500 milliards de dollars d'obligations arrivant à échéance en 2023, il lui en reste encore 4'000 à rouler (cf. Fig. 7). La crédibilité de la signature américaine est tellement forte que la demande mondiale pour les T-bills et lesTreasuries est très élevée, mais cette montagne d'offre pourrait finir par inquiéter certains investisseurs.La Chine, par exemple, est en train de réduire sa détention de bons du Trésor. Si, pour compenser, laRéserve fédérale (Fed) devait de nouveau imprimer de la monnaie pour acheter de la dette souveraine(QE), le dollar en souffrirait. Mathématiquement, si tout ce qui est rare est cher, tout ce qui est abondant se déprécie. Le risque de voir le dollar perdre tout ou partie de sa surévaluation actuelle est donc très probable. Ce n'est pas idéal pour un actif refuge.
Le Japon est historiquement un important exportateur de capitaux vers le reste du monde, en particulier vers les États-Unis. En cas de crise, les investisseurs japonais ont tendance à rapatrier leurs capitaux. Ce flux soudain d'achats de yens entraîne une hausse de la monnaie, comme lors de la Grande CriseFinancière par exemple (cf. Fig. 8). Les investisseurs internationaux, conscients de ce phénomène de fuite vers la qualité, deviennent également acheteurs de yens, amplifiant ainsi le mouvement. Depuis des décennies et grâce à ce phénomène de flux de capitaux, le yen est considéré comme une valeur refuge.Toutefois, à vouloir contrôler la courbe des rendements (Yield Curve Control), la Banque du Japon émet tellement de yens pour racheter sa propre dette publique qu'elle en dilue la valeur de sa monnaie. Les investisseurs l'ont compris, ils s'écartent désormais du yen même en cas de crise.
Le franc s'appuie sur les robustes fondamentaux de l'économie suisse, notamment ses entreprises internationales à très haute valeur ajoutée, son faible niveau d'endettement et son inflation maîtrisée.Année après année, la Banque Nationale Suisse veille à ce que les mouvements sur le marché des changes ne soient pas trop brutaux, mais elle laisse le franc s'apprécier tendanciellement. Même la faillite de Crédit Suisse, en mars dernier, n'est pas parvenue à faire douter les cambistes. La monnaie helvétique est promise à un avenir radieux (cf. S&T du 24 avril 2023). Voilà enfin une devise refuge digne de ce nom.
L'or et le bitcoin ont en commun de ne pas dépendre des Etats et de leur complaisance à imprimer excessivement de la monnaie. Leur production est limitée à une quantité prédéfinie, physiquement ou techniquement. De ce point de vue, les deux actifs se ressemblent. Pour le reste, tout les oppose. L'or est une matière première, un actif accessible à tous par nature, également utilisé dans l'industrie, et donc difficile à réglementer. A l'opposé, le bitcoin est un actif décentralisé mais assimilable à un actif privé, indépendant des Etats pour sa création mais pas pour sa circulation, et qui n'a pas d'autre fonction utilitaire que le commerce. Son caractère digital en fait un actif facile à bannir par un simple décret politique. Si l'on ajoute à cela qu'il a tendance à être fortement corrélé aux actions et que sa volatilité est extrême, on comprendra aisément pourquoi les investisseurs plébisciteront l'or plutôt que le bitcoin comme devise refuge.
Si le cours du bitcoin s'est envolé récemment, dépassant à nouveau les 35'000 dollars (cf. Fig. 9), ce n'est ni en raison de la crise boursière, ni des tensions géopolitiques, mais grâce à la probabilité grandissante que BlackRock finisse par lancer un ETF bitcoin. Ce type de fonds indiciel permettrait de faciliter l'accès des investisseurs aux monnaies numériques, faisant ainsi croître la demande.
Entre 2014 et 2018, comme entre 2021 et 2023, l'once d'or a dû affronter la hausse des rendements obligataires et la force du dollar (cf. Graphique de la semaine). Face à ces vents contraires qui rendaient sa détention peu attrayante aux yeux des investisseurs, son prix a oscillé autour d'une tendance horizontale :1'200 dollars à l'époque et 1'800 dollars récemment. Entre ces deux périodes de "stabilité", en 2019 et 2020, l'once d'or s'est appréciée de 50%. Une progression impressionnante. Qui s'en souvient ? Les investisseurs avertis ne sont pas pressés car ils savent d'ores et déjà que leur patience sera généreusement récompensée dès que les taux chuteront et/ou que le dollar se dépréciera.
La crise obligataire, immobilière et désormais boursière incite les investisseurs à privilégier le cash.Pourtant, parmi les devises refuges, toutes ne se valent pas. L'or et le franc suisse possèdent des fondamentaux très solides. Le dollar un peu moins. Quant au yen et au bitcoin, ils ne devraient pas faire partie de la discussion, tant les risques qu'ils apportent à l'investisseur sont importants.