En 2023, le franc suisse a continué de s'apprécier par rapport à ses principales contreparties : +10% face au dollar américain et +7% face à l'euro (cf. Fig. 2). Cette tendance s'est accélérée à la fin de l'année, lorsque les cambistes ont commencé à anticiper un assouplissement de la politique monétaire de la Réserve fédérale américaine (Fed) et de la Banque Centrale Européenne (BCE) en 2024. L'écart entre les faibles rendements des obligations suisses et leurs équivalents en dollars et en euros étant amené à être de moins en moins dissuasif, la monnaie helvétique s'est naturellement appréciée (cf. Fig. 3).
Toutefois, si le franc suisse a connu une progression aussi importante, ce n'est pas uniquement grâce à la dynamique traditionnelle des taux d'intérêt. La force du franc s'explique en grande partie par la gestion stratégique des réserves de change. L'an dernier, la Banque Nationale Suisse (BNS) a vendu d'importants volumes en devises étrangères, faisant passer ses avoirs de 784 milliards de francs suisses au 1er janvier à 654 milliards au 31 décembre (cf. Fig. 4). Si ce montant demeure élevé en absolus, c'est le plus bas des sept dernières années. En procédant ainsi, la BNS a réussi l'exploit de faire d'une pierre deux coups :
▪ Effacer la création monétaire qui avait été opérée durant la pandémie de Covid-19 et, ainsi, réduire son bilan.
▪ Diminuer l'impact récessif de la flambée des prix, sans avoir à trop augmenter ses taux d'intérêt directeurs. Avec un franc fort, tous les biens et services achetés à l'étranger deviennent mécaniquement moins chers.
Lors de sa dernière communication de politique monétaire, le président de la BNS a assoupli son discours : "Nos interventions sur le marché des changes ne portent plus prioritairement sur la vente de devises". Thomas Jordan a souligné que l'appréciation nominale du franc avait joué un rôle essentiel dans la maîtrise de l'inflation, mais que les conditions monétaires sont désormais propices au maintien de l'inflation dans la fourchette cible, au-dessous de 2%. Ce changement de rhétorique n'est pas anodin. Il suggère que, depuis le mois de décembre, la BNS juge exagérée la progression du franc suisse : non pas forcément trop forte, mais trop rapide. Elle est donc prête à freiner toute appréciation additionnelle du franc. Les deux dernières décennies ont permis de constater que l'objectif de l'institution zurichoise n'est pas d'empêcher l'appréciation du franc mais de la freiner, afin de donner du temps aux entreprises pour gagner en compétitivité et s'adapter.
Cette fois encore, et après avoir passé 18 mois à vendre quelque 200 milliards de dollars et d'euros pour réduire son bilan (et donc acheter des francs suisses), la BNS vient d'inverser la vapeur. Selon nos estimations, entre le 1er et le 31 décembre 2023, la BNS a acheté l'équivalent de 11 milliards de francs. Il s'agit d'un montant important et nous nous attendons à ce qu'elle poursuive dans cette voie au cours des prochains mois (cf. Graphique de la semaine).
En 2023, la force du franc a eu un impact négatif notable sur les entreprises helvétiques exportatrices. Sur les marchés internationaux, leurs produits et services ont perdu en compétitivité. Des secteurs clés comme l'horlogerie, la pharmacie et la machinerie, traditionnellement dépendants des marchés extérieurs, ont eu du mal à maintenir leurs parts de marché face à des concurrents proposant des alternatives en monnaies locales, moins coûteuses. Cette situation a exercé une pression sur les marges bénéficiaires et sur les profits des entreprises helvétiques, notamment celles de petite et moyenne tailles. En 2024, les entreprises suisses poursuivront leurs efforts pour s'adapter à cette nouvelle "norme monétaire" : optimisation des coûts, relocalisation de certaines activités de production, déploiement sur de nouveaux marchés, etc. Si la BNS leur vient en aide en freinant l'appréciation du franc, cela leur sera d'autant plus facile.
A long terme, les taux de change sont principalement influencés par les différentiels d'inflation, c'est-à-dire la parité de pouvoir d'achat (PPA). Les termes semblent complexes mais ils cachent en réalité un concept simple : les prix des biens et services doivent être les mêmes partout sur la planète, sans quoi les monnaies évoluent pour compenser. Ainsi, plus l'inflation est élevée dans un pays, plus sa monnaie se déprécie. Et inversement. Historiquement, la croissance des prix étant plus faible en Suisse qu'en Zone Euro et qu'aux États-Unis, le franc a une tendance naturelle à l'appréciation. Exceptionnellement, sous l'effet de l'accroissement des prix de l'électricité (+18%), des loyers (+3%) et de la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA de 7.7% à 8.1%), l'inflation Suisse augmentera plus rapidement en 2024. Elle pourrait atteindre 2% en rythme annuel. L'écart avec l'inflation en Zone Euro et aux Etats-Unis sera donc très faible. A la différence des dernières années, cela ne profitera pas au franc suisse.
Selon la PPA, le franc est actuellement sous-évalué de -6% par rapport au dollar. Pour être à son "juste prix", le billet vert ne devrait pas s'échanger contre 0.86 franc mais contre 0.81 franc seulement (cf. Fig. 5). Ce type d'anomalie n'est pas rare mais elle finit toujours par se résorber. De la même manière, la monnaie unique pourrait s'échanger +10% au-dessus des 0.94 actuels, c'est-à-dire contre 1.04 franc (cf. Fig. 6). Le franc est donc surévalué.
Nos estimations économétriques, qui prennent en compte de nombreux paramètres fondamentaux, anticipent une faiblesse (temporaire) du franc contre l'euro (cf. Fig. 7). Les investisseurs risquent de se rallier à ce type d'analyses sachant qu'elles concordent avec le discours de la BNS concernant l'appréciation du franc face à la monnaie unique : cette fois-ci, c'est trop !
Face au dollar, les perspectives du franc suisse demeurent positives. Le billet vert a été soutenu par la hausse des rendements américains mais cet avantage est progressivement en train de s'éroder.