Les rendements obligataires viennent d'atteindre des niveaux très élevés (cf. Fig. 2), et ceci très rapidement (cf. Fig. 3). Le plus célèbre d'entre eux, le rendement des bons du Trésor américain à 10 ans, a touché 4.88%, un record depuis juillet 2007, loin des 3.29% qu'il affichait au mois de mai. Son principal homologue européen, le Bund allemand à 10 ans a dépassé la barre symbolique des 3%. Si les taux continuent d'augmenter, le risque qu'ils provoquent un accident économique et financier majeur deviendra de plus en plus probable, comme ce fut le cas par le passé (cf. Graphique de la semaine).
La progression fulgurante des rendements s'explique, en partie, par la prise en considération du discours des banquiers centraux par les investisseurs. Jerome Powell, Christine Lagarde et leurs homologues des principaux pays développés martèlent que leurs taux directeurs, principaux outils de politique monétaire, vont rester "higher for longer". Ainsi, à chaque fois qu'une bonne nouvelle économique est publiée, l'éventualité d'un assouplissement monétaire s'éloigne. Mécaniquement, le niveau des taux longs augmente pour converger vers celui des taux courts, pentifiant la courbe des taux(bear flattening). Ce fut le cas, par exemple, lors de la publication rassurante des chiffres de l'emploi auxÉtats-Unis et de l'indice de confiance des directeurs d'achat dans l'industrie. L'équation est simple : si l'économie est résiliente, alors les taux resteront élevés. Les bonnes nouvelles économiques sont donc perçues comme des mauvaises nouvelles pour les investissements.
Certes, les investisseurs obligataires ont mis du temps à accepter le discours "higher for longer", mais cette explication n'est pas suffisante pour justifier la récente hausse des rendements. Le marché obligataire est confronté à une problématique structurelle, que nous avons nommée "Rhino gris" (cf.Stratégie & Thématiques du 30 janvier 2023). Non seulement la dette publique est gigantesque mais une grande quantité des obligations servant à la financer (27%, soit 6'200 milliards) arrivaient à échéance en2023. Le budget de l'Etat n'étant pas excédentaire, ces obligations doivent être renouvelées. Or le département du Trésor a pris du retard dans son programme d'émissions obligataires cette année, notamment lors des débats qui ont fait rage au Congrès à propos du plafond de la dette (debt ceiling).Selon nos estimations, le Trésor américain n'a renouvelé que 1'700 milliards d'obligations jusqu'à présent.Il lui en resterait donc 4'500 milliards à placer d'ici le 31 décembre. La demande pour les papiers obligataires américains a beau être très forte, elle apparaît insuffisante par rapport à l'offre colossale qui lui fait face. Ce déséquilibre provoque la hausse des taux. Les plus lyriques diront que le Rhino gris commence à se mettre en mouvement.
Les acheteurs de bons du Trésor peuvent être segmentés en cinq catégories : la Fed, les étrangers, les banques, les caisses de pensions (publiques et privées) et les ménages (incluant les hedge funds). Lorsque la banque centrale se retire du marché (cf. Fig. 4), les autres exigent des rendements plus élevés pour combler le vide. Les plus lyriques diront aussi qu'il faut beaucoup de petits poissons pour remplacer la"Baleine" (cf. Stratégie & Thématiques du 27 mars 2023).
Conséquence directe de la progression des taux, les performances des obligations souveraines, qui avaient été catastrophiques jusqu'en octobre 2022, puis très bonnes entre novembre 2022 et avril 2023, sont à nouveau décevantes. L'indice des obligations souveraines américaines vient ainsi de rendre les7.5% gagnés récemment (cf. Fig. 5). Si les performances ne sont pas plus négatives, c'est uniquement grâce au versement des coupons. Ils permettent (enfin) d'amortir une partie de la dépréciation de la valeur faciale des obligations lorsque les taux grimpent. Ce point n'est pas anodin, les investisseurs doivent s'en réjouir et en tenir compte pour leurs allocations futures. Malheureusement, pour ceux qui avaient opté pour de très longues maturités, cela ne suffit pas. La sensibilité à la hausse des taux étant plus forte, les pertes sont importantes. En cumulé, elles égalent désormais celles des indices boursiers lors de la Grande Crise Financière en 2008-09.
Séduits par l'attractivité des rendements actuels mais effrayés à l'idée de les voir plus élevés encore dans quelques mois, les investisseurs obligataires hésitent. Agir ou patienter, que faire ? Le risque devoir les taux grimper davantage est réel et n'est pas près de se dissiper au vu du déséquilibre entre l'offre et la demande. Malgré cela, de nombreux éléments permettent de plaider en faveur des obligations :
Paradoxalement, plus les taux sont élevés, plus le risque de casser quelque chose dans l'économie devient important, et plus la probabilité de "pivot" augmente. Si la récession est trop marquée ou si le système bancaire devient instable, peu importe les pressions inflationnistes, les banques centrales seront contraintes d'inverser leur politique monétaire, en abaissant les taux. Ce phénomène est classique. Historiquement, les pauses entre la dernière hausse de taux et la première baisse ont toujours été de courte durée, entre 6 et 14 mois (cf. Fig. 6).
Robert Solow, Maurice Allais, Edmund Phelps et leurs disciples ont établi que la croissance n'est optimale sur le long terme, sans excès de chômage ni d'inflation, que si le taux d'intérêt des obligations avoisine la croissance nominale de l'économie. Cela fait deux décennies que les taux à 10 ans sont inférieurs au rythme annuel de l'activité économique (cf. Fig. 7). Il serait surprenant qu'ils la dépassent fortement, qui plus est à l'heure où le rythme d'activité et l'inflation ralentissent.
Les écarts de rendements entre les obligations d'entreprises et les bons du Trésor ne reflètent pas le stress actuel, lié à l'augmentation du nombre de faillites et à la volatilité du marché obligataire (cf. Fig. 8). Lesspreads High Yield sont définitivement trop faibles. Quant aux écarts de rendements entre les pays d'Europe périphérique et le Bund allemand, leur accroissement ne fait que commencer (cf. Fig. 9).
Peu importe que les taux courts chutent, comme c'est le cas habituellement à l'approche d'une récession, ou que les taux longs progressent, comme en ce moment pour les raisons évoquées précédemment. Dans les deux cas, bull steepening ou bear steepening, les investisseurs engrangent les profits des produits ou des fonds indexés sur la pentification de la courbe des taux. Après plus d'un an d'inversion (cf. Fig. 10), il est temps que la "préférence pour le présent"reprenne ses droits. A moins d'anticiper de nouvelles hausses de taux directeurs ou une chute des rendements à 10 ans, la pentification de la courbe des taux semble inéluctable.
Les performances des obligations souveraines sont une nouvelle fois décevantes. Les risques à venir ne sont pas nuls mais, s'ils se concrétisaient, les performances ultérieures compenseraient très largement les pertes initiales. Adossée aux obligations souveraines, une stratégie indexée sur la pentification de la courbe des rendements permet de modérer la sensibilité des portefeuilles à la hausse des taux, tout en conservant le rendement escompté.