En l'espace de 40 ans, la dette mondiale publique et privée aura doublé. Alors qu'elle représentait 120% du Produit Intérieur Brut (PIB) en 1981, elle pointe désormais à 250% (cf. Fig. 2). Le léger recul perceptible en 2021 ne doit pas être perçu de manière trop optimiste, car il ne vient compenser qu'un tiers de l'envolée constatée en 2020 durant la pandémie de covid. Il est également intéressant de noter que les économies développées ont un ratio d'endettement total de 292%, contre 130% "seulement" pour les pays émergents hors Chine. Cette flambée de la dette aura été rendue possible grâce à la baisse structurelle des taux d'intérêt. L'environnement est en train de changer : les taux d'intérêt ont progressé amplement et rapidement en 2022, du jamais vu depuis la fin des années 1970 (cf. Fig. 3).
Quiconque voit les taux d'intérêt croître aussi rapidement se préoccupe du remboursement de sa dette, de surcroît si cette dernière est élevée. C'est une des règles fondatrices de l'économie. De la même manière que l'équilibre entre l'offre et la demande rend possible la détermination des prix, la relation qui lie les taux d'intérêt et la dette permet d'évaluer la solvabilité. L'humanité a très tôt expérimenté le prêt dans ses échanges, avant même d'avoir abandonné le troc pour un commerce monétaire. À chaque prêt (un risque) est assimilé un rendement (un avantage), lui-même lié à la préférence pour le présent et à l'éventualité d'un défaut de paiement (un non-remboursement à échéance). Le rendement et le risque sont donc les deux faces d'une même pièce. Ils sont liés à la fiabilité du débiteur, à ses revenus futurs, à son niveau d'endettement total, mais également au coût de cet endettement. Toutes choses égales par ailleurs, les créanciers comprennent instinctivement que si les taux d'intérêt augmentent, le risque de défaut de paiement de leurs débiteurs s'accroît exponentiellement.
En 2023, les investisseurs semblent vouloir mettre en cause les bases fondamentales de la théorie financière. À lire les scenarii anticipés par les principales banques d'investissement, la capacité de remboursement des emprunteurs ne semble pas être un problème. Aucune d'entre elles n'évoque ce sujet. Pourtant, les données délivrent un message d'alerte : le risque de solvabilité et par extension de liquidité (cf. Fig. 4) n'a jamais été aussi grand, que ce soit pour les Etats, les entreprises ou les ménages.
Cette fois-ci, les investisseurs ne sont pas confrontés à un cygne noir mais à un rhino gris. Le cygne noir, popularisé par Nassim Taleb en 2007, désigne un événement extrême dont le coût est très élevé mais la probabilité très faible. Le rhino gris, évoqué par Michele Wucker en 2016, fait également référence à une menace à fort impact, cette fois-ci très prévisible mais négligée. Le rhino gris ne constitue pas une surprise. Il fonce sur les investisseurs après une série d'avertissements dont les conséquences ont été trop peu dommageable pour parvenir à les inquiéter véritablement. Au contraire, ils ont fini par le rassurer sur sa capacité à affronter le réel danger auquel ils sont exposés.
Pour de multiples raisons, les gouvernements génèrent des déficits publics. Dans la plupart des pays développés, le déséquilibre entre dépenses et recettes (déficit de la balance primaire) est tellement récurrent qu'il semble être devenu la norme. Quant aux intérêts payés pour la dette passée, ils représentent une charge de plus en plus lourde (cf. Fig. 5).
Année après année, les déficits se sont accumulés. Ils ont fini par générer une dette publique hors norme (cf. Fig. 6). Tandis que les études académiques stipulent qu'une dette publique ne devrait pas dépasser 60% du PIB pour être soutenable et 90% pour éviter un défaut de paiement, les ratios affichés par les principaux pays sont au-delà. La Chine pointe à 84%, les pays de la Zone Euro ont une moyenne à 92%, les États-Unis à 123% et le Japon à 261%.
Comme face au rhino gris, les investisseurs trouvent des raisons tangibles de se rassurer. Dans le cas de la Chine, sa croissance économique est si forte que son ratio dette sur PIB pourrait chuter prochainement. Sur le Vieux Continent, les bons élèves comme l'Allemagne, les Pays-Bas, et désormais l'Irlande, parviennent à faire oublier les mauvais élèves tels que la Grèce ou l'Italie. Pour leur part, les États-Unis ne peuvent pas inquiéter puisqu'ils sont la première puissance économique, politique, militaire et financière de la planète. Le dollar a un statut particulier qui attirera toujours les flux de capitaux. Quant au Japon, sa dette publique n'est certainement pas remboursable mais les investisseurs étrangers y portent peu d'attention dans la mesure où elle est détenue à plus de 90% par les Japonais eux-mêmes : les ménages, les sociétés non financières et désormais aussi la banque centrale qui a absorbé les trois quarts des nouvelles émissions d'obligations souveraines japonaises en 2022.
L'optimisme des investisseurs obligataires pourrait finir par s'effriter. Aux États-Unis, par exemple, le plafond de la dette publique vient d'être atteint et d'intenses négociations entre Républicains et Démocrates auront lieu avant que le Congrès ne finisse par le relever. Cette problématique, tout aussi importante soit-elle, n'est rien en comparaison de celle relative à la soutenabilité de la dette. Les charges d'intérêt n'avaient jusqu'à présent jamais été un sujet d'inquiétude car les taux chutaient plus vite que ne progressait la dette. Maintenant que les taux ont rebondi, les charges d'intérêt vont peser de plus en plus lourd (cf. Fig. 7).
Ce phénomène risque d'être encore plus mordant sachant que les Etats-Unis devront renouveler 40% de leurs obligations souveraines d'ici deux ans, contre 24% pour la Zone Euro à titre de comparaison (cf. Fig. 8). Le Trésor paye actuellement un coupon moyen de 1.6% sur ses engagements obligataires. Les nouveaux prêts auront des taux compris entre 3.5% et 4.7%, c'est-à-dire deux à trois fois supérieurs. Si rien n'est fait, les charges d'intérêt représenteront bientôt 5% du PIB, c'est-à-dire 15% des dépenses de l'Etat contre 3% récemment.
L'évolution de la dette des entreprises est un sujet de préoccupation croissant. Certaines sociétés ne dégagent pas suffisamment de profits pour couvrir les charges d'intérêt de leurs dettes, et encore moins pour rembourser le capital. Elles sont communément appelées sociétés "zombies". Alors qu'elles sont vouées à faire faillite, elles parviennent à se maintenir "en vie" grâce à l’octroi de crédits à taux très faibles. Il existe plusieurs méthodes pour identifier les sociétés zombies. La version améliorée, plus scrupuleuse, consiste entre autres à ne tenir compte que des entreprises matures, ayant au moins trois années d'existence, afin de ne pas inclure les start-ups qui ne font pas encore de bénéfices.
Le nombre d'entreprises zombies a augmenté de manière significative entre 1990 et 2020 (cf. Graphique de la semaine), passant d'un peu moins de 1.5% en 1990 à 6.8% en 2003, un sommet transitoire. Ce pourcentage a ensuite été divisé par deux entre 2003 et 2007, avant de rebondir pour dépasser 7% récemment.
Au cours des prochaines années, les entreprises zombies seront confrontées à trois défis majeurs.
Dans ce contexte, le nombre d'entreprises zombies va croître alors même que leur capacité à rester en vie va diminuer. Le taux de faillite d'entreprises devrait ainsi bondir au cours des prochaines années. Aux États-Unis, le taux de défaut annuel moyen des obligations à haut rendement est d'environ 4%. Toutefois, en période de fortes tensions, ce taux de défaut s'envole, comme ce fut le cas durant la Grande Crise Financière de 2008 où il a atteint un pic de 15% (cf. Fig. 9).
Alors que, sur le marché des actions, les secteurs défensifs (biens de consommation de base, soins de santé et services aux collectivités) résistent mieux dans un environnement de ralentissement économique, ce n'est pas nécessairement le cas sur le marché des obligations. Paradoxalement, ces secteurs comptabilisent une grande part des entreprises zombies (cf. Fig. 10) et ils ont enregistré plusieurs dégradations de notes de crédit en 2022, notamment celui des soins de santé.
La dette des ménages a, elle aussi, atteint des records. Aux États-Unis, elle représente 58'000 dollars par habitant majeur (cf. Fig. 11), c'est davantage que lors du précédent sommet en 2008. Elle représente 89% du revenu disponible des ménages (cf. Fig. 12).
Ce ratio peut sembler satisfaisant puisqu'il est nettement au-dessous de celui qui prévalait avant la crise des subprimes en 2008, lorsqu'il pointait à 115%. Toutefois, ajustée de l'inflation, en termes réels, la dette des ménages semble nettement moins soutenable. Certes, les Américains ont vu leurs revenus croître au cours des 15 dernières années, mais la hausse du volume de crédits dans un premier temps et le violent recul du pouvoir d'achat ensuite sont venus fragiliser leur capacité à honorer leurs dettes.
Dans les prochains mois, si les salaires n'augmentent ni plus vite que l'inflation ni autant que les taux hypothécaires, la situation pourrait commencer à devenir problématique. Concrètement, cela signifie que les revenus risquent d'être insuffisants pour permettre aux ménages de simultanément se nourrir (ndlr : y compris de chocolatines et de canelés pour les Bordelais), se soigner et payer leurs emprunts immobiliers.
Plus des deux tiers des engagements financiers des Américains étant liés à leur logement, l’évolution des taux hypothécaires a un impact majeur. En deux ans, les mensualités hypothécaires des Américains endettés à 30 ans sont passées de 1'600 à 2'600 dollars (cf. Fig. 13). Pour certains, la charge devient trop lourde. Pour boucler leur budget, ils n'ont d'autre choix que la fuite en avant, en ayant recours à d'autres sortes de crédits.
En analysant l'évolution croissante des crédits à la consommation, que ce soit via les cartes de crédit, les crédits rechargeable (revolving) ou les offres consistant à acheter maintenant mais payer plus tard (buy now pay later), il semble que les contours de la crise soient déjà bien visibles. Non seulement les volumes augmentent mais les taux d'intérêt (cf. Fig. 14) ou les pénalités en cas de retard de paiement aussi. Selon le Consumer Financial Protection Bureau, l'utilisation du buy now pay later pour payer les produits de première nécessité comme l'alimentation, l'essence ou les services publics a fortement augmenté. L'organisme prévient aussi que plus de 10% des souscripteurs ont dû payer au moins une pénalité de retard.
Lors d'un sondage effectué fin octobre 2022, 7 Américains sur 10 ont répondu avoir des inquiétudes financières pour les douze prochains mois. Leur première inquiétude (31%) est de devoir s'endetter davantage pour faire face aux nécessités sachant que 19% l'ont déjà fait en 2022. La deuxième est de devoir payer des intérêts plus élevés sur leurs dettes (27%). Les ménages qui, pour une partie d'entre eux, sont aussi des investisseurs, ont donc bien repéré le rhino gris.
Le problème du surendettement est global. Il concerne la plupart des pays mais aussi tous les agents économiques : Etats, entreprises et ménages. Au cours des trois dernières années, avec la hausse de la dette mais surtout avec la hausse des taux, le risque d'insolvabilité s'est accru. Pourtant, l'éventualité d'une crise de la dette est tellement ancienne et récurrente que les investisseurs ont fini par s'y habituer. Pire encore, ils estiment qu'ils pourront y faire face aisément : puisque jusqu'ici tout s'est bien passé, y a-t-il vraiment un risque à faire face à un rhino gris ? La réponse est oui.