Après sept ans de relative stabilité, le dollar s'est littéralement envolé
La hausse des rendements orchestrée par la Fed n'a pas été anodine à ce mouvement
L'achat de dollars est devenu consensuel, les positions spéculatives atteignant des sommets
La surévaluation peut-elle s'accentuer, avant d'entrevoir de nouveaux accords du Plaza ?
GRAPHIQUE DE LA SEMAINE : "C'est la troisième plus forte surévaluation du dollar de l'histoire"
ANALYSE DU MARCHÉ DES DEVISES
Entre 2015 et 2021, le dollar a été relativement stable par rapport à ses principales contreparties. D'aucuns diront même anormalement léthargique. Les choses ont changé. Le dollar s’est apprécié de +19% entre janvier et septembre, atteignant son plus haut niveau des vingt dernières années et un record historique contre certaines devises, comme la livre sterling. Les raisons de cette appréciation sont nombreuses et, pour la plupart d'entre elles, bien connues des investisseurs.
Les raisons de la force du dollar sont fondamentales :
Le différentiel de taux d'intérêt (cf. Fig. 2) mais aussi le différentiel d’inflation (cf. Fig. 3) sont tous deux en faveur du dollar.
La hausse du prix des matières premières en général et de l’énergie en particulier, dont les échanges internationaux se font en dollars, ont fait croître la demande.
Les investisseurs internationaux plébiscitent les actifs financiers américains (actions et obligations) : ces derniers délivrent le même type de performance que les actifs en monnaies locales tandis que leur valeur faciale progresse à mesure que le dollar s'apprécie.
Elles sont également politiques et comportementales :
La récente entrée en guerre de la Russie s’est faite sur le sol européen, mettant sous pression les gouvernements, les entreprises et les ménages du Vieux Continent, notamment par l'intermédiaire de la hausse des prix de l'énergie. De surcroît, les risques d’un dérapage géopolitique ou d’un accident nucléaire ne peuvent être écartés.
La crise de la dette, publique mais aussi privée, refait surface. L’Europe, par le biais de sa construction politique, sera sans doute moins efficace que les Etats-Unis pour la gérer efficacement.
Le "sourire" du dollar, popularisé par Stephen Jen lorsqu'il était économiste en chef pour les devises chez Morgan Stanley, stipule que la monnaie américaine a tendance à s’apprécier au-delà des fondamentaux lorsque l’environnement économique et financier va très mal ou très bien. A l’inverse, le dollar faiblit lorsque l’environnement est globalement peu porteur (cf. Fig. 4).
Les investisseurs sont pratiquement tous positionnés dans le même sens : acheteurs de dollars. Les positions spéculatives ont récemment atteint 77% des intérêts ouverts. Du jamais vu depuis plus de 17 ans (cf. Fig. 5). Paradoxalement, si ces flux soutiennent la tendance à l'appréciation du dollar à court terme, ils viendront appuyer la chute à moyen terme. Lorsque le dollar commencera à reculer, les traders seront contraints de déboucler leurs positions longues afin de gérer leur risque. Ce faisant, ils accentueront la prochaine séquence baissière.
La contrepartie de la récente vigueur du billet vert est qu'il s’éloigne de plus en plus de ses fondamentaux économiques. En termes de Parité de Pouvoir d’Achat, il est désormais surévalué de +34% contre l’euro, par exemple (cf. Graphique de la semaine et Fig. 6). Face au yen, la force du dollar est telle qu'elle a suscité une réaction du gouvernement japonais, qui est intervenu directement sur les marchés des changes le 22 septembre dernier pour soutenir la monnaie nippone. Malgré les excès, la surévaluation du dollar pourrait s’accentuer. En 2001, durant la bulle internet, le dollar était "trop cher" de +40% et en 1985, avant les accords du Plaza, de +50%. Il pourrait donc encore s'écouler "un certain temps" avant que les principaux Etats coordonnent leurs efforts pour stabiliser les cours des devises… et éviter de provoquer ou d'accentuer une crise comme lors des sept dernières fois où le dollar s'est envolé (cf. Fig. 7).
Il y a quarante ans, les accords n'ont pas été trouvés rapidement. Le Japon et l'Allemagne, en coordination avec les États-Unis, cherchaient à renforcer le yen et le deutsche mark pour faire contrepoids au billet vert. Si le 22 septembre 1985 est resté dans les mémoires, les investisseurs oublient parfois que les discussions ont commencé en 1982, nécessitant un délai de préparation de plus de trois ans (cf. Fig. 8).
Aujourd'hui, la capacité de coordination des gouvernements et des banques centrales est plus grande. Pourtant, plusieurs facteurs viennent la contrarier :
Les intérêts des pays concernés ne sont pas tous alignés. Un dollar plus faible irait à l'encontre de ce que la Réserve fédérale (Fed) et le Trésor américain tentent d'obtenir : une baisse de l'inflation. À très court terme, il semble difficile d'envisager que l'Oncle Sam opte pour une politique inflationniste du dollar. Or, sans l'implication des États-Unis, un accord a peu de chance d'aboutir. Il faudrait donc que la force du greenback soit perçue comme intolérable, soit parce qu'elle asphyxie les exportateurs américains, soit parce qu'elle fait peser un risque sur la stabilité financière mondiale, notamment dans les pays émergents. Ces derniers se finançant en dollars, le coût de la dette et le risque d'insolvabilité s'accroissent à mesure que le dollar s'apprécie.
Le marché des devises est extrêmement profond. Le volume quotidien des opérations de change représente 8'300 milliards de dollars, alors qu'il s'établissait à quelque 200 milliards en 1985. Il est aujourd'hui 40 fois plus large qu'il y a 40 ans. A titre de comparaison, le groupement des 10 principales puissances économiques (G10) dispose collectivement de 2'800 milliards de dollars d'actifs de réserve de change (dépôts et titres). Si les investisseurs estiment que ce stock est trop faible pour influencer de manière durable le cours des devises, ils pourraient être tentés de tester la détermination des pays participant à un accord.
Finalement, pour affaiblir le dollar, il serait bien plus efficace que la Fed "pivote" en abandonnant sa stratégie de hausse des taux directeurs, ou que les autres banques centrales la rejoignent rapidement du côté restrictif de la politique monétaire.
Conclusion
La plupart des devises ont lourdement chuté face au dollar. Les États-Unis pourraient finir par souffrir d’une monnaie trop forte, qui permet certes de contenir l'inflation importée mais qui vient également pénaliser leur compétitivité à l’export. Les investisseurs doivent toutefois conserver leur patience. Plutôt que d’essayer d’attraper un couteau qui tombe, ils ont souvent intérêt à attendre que la tendance s’inverse clairement pour devenir acheteurs de devises contre la devise de l'Oncle Sam.