Dans un monde où les frontières entre réel et virtuel deviennent de plus en plus floues, le secteur des jeux vidéo est en train de se transformer en un colosse économique. Malgré le durcissement de la réglementation en Chine, le nombre de joueurs ne cesse d'augmenter à travers le monde (cf. Fig. 2). De surcroît, le profil des joueurs est de plus en plus diversifié et l'amélioration de la connectivité mobile facilite l'accessibilité aux jeux vidéo (cf. Fig. 3). Cette industrie est aujourd'hui en plein essor, au coeur d'une bataille où innovation et créativité dictent la valorisation de sociétés.
Malgré cela, la performance boursière du secteur ne cesse de décevoir. Depuis la bulle financière de février 2021, artificiellement gonflée par les périodes de confinement durant la pandémie de Covid-19, les ETF qui regroupent les principales sociétés du secteur (HERO US, GAMR US, NERD US) sous-performent de -45% à -60% l'indice MSCI World (cf. Fig. 4). Jusqu'en octobre 2022, la contre-performance pouvait sembler justifiée, mais depuis huit mois le mouvement semble très clairement exagéré (cf. Graphique de la semaine).
Pour mémoire, les jeux vidéo ont pris leur essor dans les années 1970 et 1980, avec l'avènement des bornes d'arcade et des premières consoles de salon. Le modèle d'affaires d'Atari et de Nintendo était simple : vente de consoles et de jeux physiques. La valeur boursière reflétait la popularité des jeux et les ventes. Dès lors, le secteur n'a cessé d'évoluer. Dans les années 1990 et 2000, la PlayStation de Sony et la Xbox de Microsoft ont utilisé des graphismes en 3D et ont initié le jeu en ligne. Ces innovations ont ouvert la voie à des modèles d'affaires basés sur les abonnements et le contenu téléchargeable (DLC). La valorisation boursière des entreprises a commencé à incorporer non seulement les ventes de hardware et de jeux physiques, mais aussi le potentiel de revenus récurrents des services en ligne. Plus récemment, l'arrivée des smartphones a révolutionné le secteur avec l'émergence des jeux mobiles et du modèle free-to-play (F2P). Des entreprises comme Supercell (Clash of Clans) ou King (Candy Crush) ont réussi à élargir le public cible et à générer des revenus considérables grâce aux microtransactions dans des jeux gratuits. La valorisation boursière des entreprises s'est alors de plus en plus fondée sur la capacité à engager et monétiser des bases d'utilisateurs sur mobile.
Désormais, c'est le cloud gaming qui est en train de bouleverser l'industrie. Cette technologie permet aux joueurs d'accéder à des jeux de haute qualité sans avoir à investir dans du hardware coûteux, tandis que les sociétés du secteur peuvent développer des modèles d'abonnement semblables à ceux de Netflix (cf. Fig. 5). Anticipant une transformation du marché comparable à celle qu'a connue l'industrie de la musique ou du cinéma avec le streaming, Google (Stadia), Microsoft (Xbox Cloud Gaming) et Sony (PlayStation Now) investissent massivement dans cette voie. La transition vers le cloud gaming et les modèles économiques associés a des implications significatives pour la valorisation des sociétés cotées. Plus que les ventes de hardware et de jeux physiques, c'est dorénavant la capacité des entreprises à attirer les joueurs et à monétiser les services numériques qui a de l'importance. Les revenus récurrents, par définition plus prévisibles et plus stables, sont plus chèrement valorisés par les investisseurs.
Les avancées technologiques, telles que la réalité virtuelle, l'intelligence artificielle (IA) et la blockchain, ont également un impact crucial sur le secteur des jeux vidéo. Les entreprises qui adoptent et intègrent efficacement ces technologies sont mieux positionnées pour en tirer profit :
▪ La réalité virtuelle et la réalité augmentée transforment l'expérience de jeu en offrant une immersion sans précédent. Elles permettent de créer des expériences de jeu plus engageantes, élargissant les possibilités de narration et d'interaction, ouvrant la porte à des genres de jeux nouveaux tels que le tourisme ou les parcs d'attractions virtuels.
▪ L'intelligence artificielle est utilisée pour améliorer les graphismes en temps réel et créer des comportements de personnages plus réalistes et convaincants. L'IA permet également de personnaliser des éléments du jeu en fonction des attentes des joueurs, comme la génération des mondes ou le contrôle des ennemis, de manière à accroître leur satisfaction. La personnalisation et l'adaptabilité des jeux favorisent l'engagement et la rétention. Elle permet également d'optimiser les recommandations de produits in-game et d'accroître les opportunités de monétisation.
▪ La blockchain permet d'introduire la propriété numérique et la monétisation des actifs virtuels au sein des jeux vidéo. Grâce aux jetons non fongibles (NFT), les joueurs peuvent désormais posséder, acheter, vendre ou échanger des éléments de jeu uniques sur des marchés globaux. Par exemple, avec le "play-to-earn", les joueurs peuvent gagner des récompenses sous forme de cryptomonnaies ou de NFT. Cette approche a tendance à accroître l'engagement des joueurs et ouvre de nouvelles possibilités de revenus pour les sociétés du secteur.
Les eSports, les streamers et les forums en ligne exercent désormais une influence significative sur la promotion et le succès des jeux vidéo. Les développeurs et éditeurs se tournent de plus en plus vers eux.
▪ Les eSports offrent une plateforme pour les compétitions de jeux vidéo, comme League of Legends ou Counter-Strike. Les tournois majeurs opposent des professionnels et sont diffusés en ligne, de manière à augmenter la visibilité et engager une communauté de spectateurs passionnés. Ces événements permettent désormais de positionner les eSports comme des compétitions légitimes, avec des fans dédiés et des sponsorisations importantes (cf. Fig. 6).
▪ Les streamers, via des plateformes comme Twitch ou YouTube, jouent un rôle crucial dans la popularité des jeux. Leur capacité à attirer l'attention sur de nouveaux titres ou à redonner vie à des jeux plus anciens peut significativement influencer les tendances et les revenus. Par exemple, Fortnite a vu sa popularité grimper en flèche suite à la diffusion de parties par des streamers influents comme Ninja, mais aussi en collaboration avec des célébrités comme Drake ou Travis Scott. Cette visibilité accrue est capable de transformer un jeu de niche en phénomène culturel mondial.
▪ Les forums en ligne et les réseaux sociaux permettent aux joueurs de partager des astuces, des critiques et des expériences de jeu. Les plateformes comme Reddit contribuent à forger une culture du jeu profondément enracinée et diversifiée.
Le secteur des jeux vidéo est confronté à plusieurs défis réglementaires et éthiques, notamment en termes de protection des données, de propriété intellectuelle, de défis sociaux et environnementaux (durabilité, inclusion, santé mentale). De nombreux pays examinent de près ces questions, ce qui a déjà commencé à entraîner des changements dans la réglementation et donc dans les pratiques commerciales. En Chine, les mesures prises entre 2021 et 2023, destinées à lutter contre les phénomènes d'addiction, ont restreint le temps d’écran accordé aux enfants pour jouer. Pékin a également limité le montant mensuel maximum que les mineurs ont le droit de dépenser en microtransactions, alors qu'auparavant ils avaient tendance à débourser des sommes colossales pour progresser plus rapidement dans les jeux. Ce type de mesures freinent le développement des jeux vidéo et permettent d'expliquer la forte correction des cours boursiers des sociétés du secteur, au premier rang desquelles le géant national Tencent.
Les entreprises de jeux vidéo peuvent être classées en deux catégories principales : les éditeurs de jeux et les fabricants de matériel. Les éditeurs de jeux, comme Microsoft (Activision Blizzard), Tencent et Electronic Arts, ont des marges bénéficiaires élevées car, après la sortie initiale d’un titre, ils continuent de vendre des mises à jour de jeux. Les fabricants de matériel, comme Microsoft, Sony et Nintendo, ont généralement des marges plus faibles, mais ils parviennent désormais à compenser cela en élargissant leur portefeuille de produits pour inclure des services en ligne et des accessoires.
▪ Microsoft (MSFT US) diversifie et renforce ses revenus grâce à l'introduction de la Xbox Series X|S qui a stimulé ses ventes, mais aussi avec des services, comme Xbox Game Pass, qui lui offrent un flux de revenus récurrent. La société se concentre désormais sur le cloud gaming, cherchant à rendre les jeux accessibles sur divers appareils. Après deux ans de rebondissements, Microsoft (MSFT US) est parvenu à faire l'acquisition de Activision Blizzard. Portée par des franchises à succès comme "Call of Duty", "World of Warcraft", ou "Overwatch", la société génère des revenus significatifs à la fois sur les plateformes PC, consoles et mobiles.
▪ Tencent (700 HK) domine le marché chinois du jeu vidéo, avec des revenus provenant de jeux mobiles populaires, de la publicité en ligne, et de ses participations dans d'autres sociétés de jeux vidéo. L'entreprise investit également dans la technologie de cloud gaming et l'intelligence artificielle.
▪ Electronic Arts (EA US) est connu pour ses franchises à succès telles que FIFA, Madden NFL, et les jeux de la série Battlefield. La société tire profit de la vente de jeux, de contenus téléchargeables et de services en ligne.
▪ Sony (6758 JT) bénéficie d'une position forte sur le marché grâce à sa division PlayStation, qui contribue significativement à son chiffre d'affaires et à sa rentabilité. La PlayStation 5, bien qu'ayant affronté des contraintes de production, a connu un succès commercial. La société investit constamment dans la recherche et le développement, comme en témoigne le lancement de la PlayStation VR.
▪ Nintendo (7974 JT) est réputé pour le caractère hybride de sa Switch, qui peut être utilisée à la fois comme console de salon et comme appareil portable.
Juste derrière ces géants (cf. Fig. 7), plusieurs sociétés (cf. Fig. 8) tentent de gagner des parts de marché :
▪ Epic Games (non cotée) est connue pour son jeu à succès Fortnite et à son moteur Unreal Engine. La société est parvenue à diversifier ses revenus grâce à la vente de jeux et de licences de moteur, mais aussi grâce à son Epic Games Store. La décision stratégique d'offrir aux développeurs une répartition des revenus plus favorable que celle de ses concurrents a fait de sa plateforme un incontournable pour la distribution des jeux.
▪ NetEase (9999 HK) excelle dans le développement et l'exploitation de jeux multi-joueurs en ligne ainsi que de jeux pour mobiles. La société est reconnue pour sa collaboration avec Blizzard Entertainment et la publication de titres célèbres, comme World of Warcraft et Overwatch. Elle explore activement les nouvelles technologies et les nouveaux modèles économiques pour maintenir une position dominante sur le marché chinois.
▪ Roblox (RBLX US) est une plateforme de jeu et de création qui permet à ses utilisateurs de développer et de partager leurs propres jeux, des simples jeux d'aventure aux simulations complexes. Elle se distingue par sa communauté dynamique et son modèle économique axé sur les achats in-game. La société ne cesse de surprendre positivement, tant en termes d'utilisateurs actifs que de revenus.
▪ Take-Two Interactive (TTWO US) possède un large portefeuille de franchises à succès. Le succès retentissant de GTA V a généré plus de 8 milliards de dollars de revenus et a permis à la société de démontrer le potentiel financier de sa stratégie. Avec la sortie de GTA VI, d'ores et déjà prévue pour 2025, elle aspire à aller plus loin, en créant un espace où le jeu, le social et le commerce convergeraient de manière inédite. La promesse d'une expérience de métavers immersive et l'intégration de NFT à travers Zynga positionnent Take-Two à l'avant-garde du divertissement numérique.
▪ Ubisoft (UBI FP) est reconnu pour ses franchises à succès telles que Assassin's Creed, Prince of Persia, Avatar, et Just Dance. La société se distingue par son engagement envers l'innovation et la diversité de ses offres de jeux, qui s'étendent sur diverses plateformes. Avec un réseau mondial de studios, la société poursuit sa quête d'expériences de jeu immersives et narratives, notamment en intégrant la réalité virtuelle pour enrichir les univers de ses jeux.
Le secteur des jeux vidéo a connu d'importantes vagues de licenciements : 10'000 emplois perdus en 2023 et déjà 8'000 en 2024. Ces chiffres confirment l’ampleur de la crise qui touche l’industrie, particulièrement en Amérique du Nord et en Europe. L'augmentation des coûts de développement, le retour à la normale post-pandémique et les acquisitions ambitieuses permettent d'expliquer ce mouvement. Revers de la médaille, les sociétés disposent aujourd'hui d'un appareil productif nettement plus efficient, et sont susceptibles de dégager des bénéfices en croissance.
Enfin et de manière contre-intuitive, la contraction du pouvoir d'achat des ménages se révèle être un facteur positif pour le secteur. Malgré le fait que les jeux vidéo soient considérés comme des biens de consommation discrétionnaires, la crise économique contraint les consommateurs à arbitrer dans leurs dépenses de loisirs. Lorsque les budgets sont serrés, les jeux vidéo sont perçus comme une forme de divertissement abordable, au détriment des restaurants, musées ou cinémas, et plus encore des voyages ou des vacances. Cherchant à maximiser la valeur de chaque dépense de loisirs, les ménages perçoivent les jeux vidéo comme une source de divertissement rentable. Pour 40 à 70 euros, ils peuvent passer plusieurs centaines d'heures à jouer et à trouver une forme d'évasion et de socialisation. Mieux encore, le contexte de crise économique va favoriser le déploiement des offres d'abonnement payantes, comme le Xbox Game Pass ou le PlayStation Plus.
Les jeux vidéo représentent un secteur économique majeur et en croissance. Paradoxalement, dans un contexte de crise économique et de perte de pouvoir d'achat, les ménages privilégient les jeux vidéo à d'autres formes de loisirs. Ce phénomène permettra aux fabricants de matériel et aux éditeurs de jeux de continuer à faire croître leurs profits. Ainsi, après deux ans de contre-performance notoire sur les marchés boursiers, en lien avec le durcissement des contraintes réglementaires, les sociétés pourraient de nouveau attirer les investisseurs et amorcer une progression significative.