Depuis deux ans, les actions japonaises ont très nettement sur performé les marchés boursiers mondiaux.Le Nikkei, principal indice de l'archipel, vient d'atteindre son niveau le plus élevé depuis 33 ans, se contractant modestement en 2022 (-9%) avant de progresser de 28% en 2023. Depuis le début de l'année2024, il est déjà en hausse de 8%, contre 2% pour le S&P 500 américain et 0.5% pour l'Euro Stoxx. Même la progression de 3% du Nasdaq semble rabougrie en comparaison. Certains investisseurs tentent de justifier la sur performance du Nikkei par la résilience de l'économie japonaise (cf. Fig. 2), soutenue par une demande intérieure robuste, la reprise en force du tourisme et le retour de l'inflation. Nos analyses nous amènent à une explication bien moins glorieuse : la sur performance des actions japonaises est exclusivement la conséquence de la baisse du yen (cf. Graphique de la semaine & Fig. 3). Le coefficient de corrélation est de 95%.
La dépréciation du yen rend les exportations japonaises plus compétitives pour commercer à l'international.Cet avantage a été un moteur de croissance bénéficiaire pour les grandes entreprises et s'est reflété dans leurs cours boursiers (cf. Fig. 4). En d'autres termes, en ajustant les performances boursières des mouvements de change, le Nikkei est parfaitement en ligne avec les indices mondiaux. La sur performance disparaît (cf. Fig. 5).
Pour savoir s'ils doivent continuer à sur pondérer le Japon dans leur allocation d'actifs, les investisseurs doivent donc effectuer des prévisions sur le yen. Si la monnaie est amenée à s'apprécier, alors les titres japonais sous-performeront. A contrario, si elle est amenée à chuter davantage, alors les actions japonaises continueront de délivrer des performances plus élevées (à condition de couvrir l'exposition au yen). Cette analyse nous entraîne inéluctablement vers deux concepts clefs : la déflation par la dette et la création monétaire non conventionnelle menée par la Bank of Japan (BoJ).
En 1933, quatre ans après la grande dépression, l'économiste Irving Fisher identifie la problématique de la déflation par la dette. Il démontre comment un processus de désendettement conduit à une chute brutale de la consommation, de l'investissement, des dépenses publiques, et donc de la croissance, puis comment ce processus est susceptible de plonger l'économie dans une récession déflationniste. Un cercle vicieux s'enclenche car, en situation de déflation, le poids réel de la dette augmente mécaniquement, conduisant les agents économiques à redoubler d'efforts pour se désendetter. Ensuite, tout va dépendre de leur confiance quant à la soutenabilité de cette dette. Tant que la confiance demeure, la déflation parla dette perdure (cf. Fig. 6). Si elle s'effondre, le scénario d’hyperinflation et de dévaluation se met en place (cf. Fig. 7).
▪ Les investisseurs continuent de faire confiance à l’Etat, achetant massivement la dette publique▪ La déflation est durable, car les revenus sont épargnés plutôt qu’investis ou consommés
▪ La croissance s'enlise durablement, alimentant la déflation et le poids de la dette
▪ La monnaie s'apprécie, grâce à la Parité des Pouvoirs d’Achat (PPA)
▪ Les épargnants finissent par liquider leurs actifs, lorsqu’ils deviennent eux-mêmes endettés
▪ Les investisseurs perdent confiance en l’Etat, préférant les actifs étrangers (fuite des capitaux)▪ La banque centrale devient le principal acheteur de la dette publique
▪ La monnaie nationale se déprécie massivement ou est dévaluée
▪ L'hyperinflation est générée par la hausse des prix importés et l’incertitude économique
▪ La croissance finit par rebondir mais les épargnants ont été spoliés
Au-delà d'un certain niveau de dette, la confiance des investisseurs se brise. Ils estiment qu'ils courent un risque trop important de non-remboursement et, dans le cas du Japon, ils s'écartent des obligations souveraines en yens (JGBs). Cette faiblesse de la demande a pour conséquence de faire grimper les taux.Le Trésor japonais se trouve contraint de rémunérer davantage les investisseurs s'il veut espérer trouver preneurs pour l'ensemble de son offre obligataire. Cette hausse de la prime de risque et des taux qui lui est associée freine l'économie : l'Etat cherche à réduire son déficit, les entreprises n'empruntent plus pour investir et les ménages épargnent au lieu de consommer. La récession et la déflation s'installent, aggravant encore le problème de la dette.
Pour remédier à cette fatalité, la banque centrale n'a d'autre choix que d'intervenir, car c'est son mandat que de maintenir l'inflation en territoire positif. Pour ce faire, elle abaisse artificiellement les taux d'intérêt en effectuant un "contrôle de la courbe des rendements" (Yield Curve Control). La BoJ imprime des yens et, grâce à cela, achète toutes les obligations souveraines japonaises dont les rendements sont supérieurs à un rendement prédéfini, 0.1% entre septembre 2016 et mars 2021 par exemple. En procédant ainsi, elle rend la dette soutenable et elle favorise l'investissement et la consommation au détriment de l'épargne. Elle évite ainsi un défaut de paiement tout en soutenant la croissance de l'activité économique et des prix. L'inconvénient de cette politique est qu'elle crée des distorsions importantes sur les marchés. Cette création monétaire excessive (utilisation de la planche à billets) déprécie la valeur du yen. Si, comme le veut le dicton "tout ce qui est rare est cher", a contrario tout ce qui est abondant n'a que peu de valeur.
Habituellement, lorsque la dette et la déflation s'auto-entretiennent, la monnaie s'apprécie. C'est ce qui s'est produit entre 1992 et 2020 au Japon. La théorie de la PPA stipule que les prix des biens et services doivent être les mêmes partout sur la planète, sans quoi les monnaies évoluent pour compenser.Ainsi, plus l'inflation est faible dans un pays, plus sa monnaie s'apprécie. Et inversement. Historiquement, la croissance des prix étant plus faible au Japon qu'ailleurs, le yen a une tendance naturelle à l'appréciation. Ce n'est plus le cas depuis 2021. Si la théorie continuait de s'appliquer, alors le taux de change du dollar contre le yen serait de 80. Aujourd'hui, le billet vert s'échange contre 147 yens. La monnaie japonaise semble très loin de sa valeur d'équilibre (85% au-dessus, cf. Fig. 8). L'écart est tel qu'il en devient impressionnant. De deux choses l'une : soit il s'agit de l'opportunité du siècle pour les cambistes, soit quelque chose s'est cassé dans la valorisation du yen.
Il semble que la banque centrale japonaise soit dans l'incapacité de mettre fin à sa politique monétaire non conventionnelle (YCC). En 2023, la BoJ a acheté environ 70% des nouvelles dettes émises par le gouvernement japonais. En cumulé, elle détient 49% de la totalité des obligations souveraines et des bons du Trésor, contre 10% "seulement" en 2012. Comment envisager qu'elle réduise, voire qu'elle stoppe cette stratégie ? En 2021, en 2022 et plus encore en 2023, elle a tenté de le faire. Pour cela, elle a laissé les rendements obligataires à 10 ans grimper de 0.1% à 1.0%. Cette rémunération plus élevée aurait dû attirer les investisseurs privés : assurances, banques, caisses de pension, fonds de placements, etc. Cela n'a pas fonctionné (cf. Fig. 9). Au cours des deux dernières années, la part de la dette publique japonaise détenue par la BoJ n'a cessé de croître, de 43% à 49%. Les investisseurs ne veulent plus acheter la dette japonaise.
Contrairement à ce qu'elle annonce régulièrement, la BoJ ne pourra pas normaliser sa politique monétaire en relâchant le "contrôle de la courbe des rendements" (YCC) et encore moins en l'abolissant, comme l'espèrent régulièrement les investisseurs. Le yen n'a donc pas terminé sa dépréciation. A ce stade, on devrait même parler de dévaluation. Ironie de l'histoire, les actions japonaises (hedgées) ont donc toutes les chances de continuer à sur performer les indices boursiers mondiaux.