QUELLES OBLIGATIONS SOUVERAINES PRIVILÉGIER ?

STRATEGIE ET THEMATIQUES
Contrairement aux idées reçues, la dette n'est pas nécessairement nocive
Elle est source d'investissement pour les uns et de rendement pour les autres
Si le risque de défaut des pays qui ont accumulé trop de dette est réel,
D'autres, comme le Danemark, l'Irlande ou la Bulgarie, attirent l'attention des investisseurs

Graphique de la semaine : "Rendements et risques obligataires sont étroitement liés"

ANALYSE DU MARCHE OBLIGATAIRE

Avant toute chose, il est primordial de se souvenir que la dette n'est ni une tare, ni un échec, ni même un "gros mot". Au contraire. La dette publique, par exemple, est utilisée pour financer une partie des investissements de l'Etat dans l'éducation, la santé, la sécurité, l'infrastructure, l'armement, les retraites, et bien d'autres domaines stratégiques, dans le but de stimuler la croissance économique à long terme. La dette souveraine permet également de gagner en flexibilité financière, pour faire face aux dépensesimprévues ou aux chocs économiques. Lors d'une récession, le gouvernement peut choisir de dépenser davantage pour stimuler l'investissement privé et créer des emplois, plutôt que de réduire les dépenses et aggraver la crise.

Comme pour les entreprises, les Etats qui ont une bonne note de crédit peuvent emprunter de l'argent à des taux d'intérêt relativement bas. Leurs investissements généreront plus facilement des rendements supérieurs aux taux d'intérêt. Ainsi, dans une situation saine et classique, emprunter de l'argent est une décision financièrement judicieuse pour l'Etat.

La dette devient dangereuse lorsqu'elle est cumulée de manière excessive, faisant croître le risque d'un défaut de paiement. L'augmentation des charges d'intérêt vient alors amputer la capacité de l'Etat à investir de manière productive et à soutenir la croissance économique. Lorsqu'une partie des investisseurs estiment que l'Etat ne pourra pas rembourser sa dette, la demande d'obligations souveraines se tarit, faisant ainsi augmenter les taux d'intérêt et alourdissant plus encore les charges d'intérêt (cf. Fig. 2). Dans les cas extrêmes, le fardeau de la dette peut devenir écrasant (cf. Fig. 3). Les Etats finissent par devoir choisir entre faire défaut ou monétiser leur dette. Dans ce dernier cas, la banque centrale se porte acquéreur en dernier ressort, rendant la dette soutenable mais provoquant une dévaluation de la monnaie. Pour évaluer les risques qui font face aux rendements proposés, les investisseurs surveillent donc de près la soutenabilité de la dette publique.

Pour leur simplifier la tâche, les agences de notation évaluent le risque de crédit. Les "Big Three" que sont Standard & Poor's (S&P), Moody's et Fitch réalisent plus de 90% du chiffre d'affaires de la profession. Viennent ensuite DBRS Morningstar, ARC, ou les asiatiques JCR, Dagong, Chengxin et ICRA. Comme leur dénomination l'indique, ces agences émettent des notes, afin de quantifier la capacité d'un émetteur de dette à rembourser ses obligations. Elles sont très utiles, quoiqu'imparfaites. Elles ont notamment été critiquées pour leur rôle dans la crise financière de 2008, lorsqu'elles avaient sous-estimé la probabilité de défaut des banques et autres institutions financières. Depuis, la qualité de leurs évaluations de crédit a considérablement augmenté.

Nous avons développé une méthode d'évaluation propriétaire, simple, mathématique, basée sur un scoring de ratios économiques et financiers : balance primaire, charges d'intérêt, coupon moyen, dispersion des maturités, taux d'épargne national, détention par les étrangers, intervention de la banque centrale, coût de l'assurance contre un défaut, etc. Au total, ce sont 13 critères qui sont compilés.

Ce scoring NE représente PAS une probabilité de défaut mais il remplit deux fonctions :

  • L'objectif premier est de hiérarchiser le risque des principales dettes publiques. Plus le score est petit, plus le risque est faible (cf. Fig. 4).
  • Le deuxième objectif est de comparer les résultats de ce scoring aux notes attribuées par les principales agences de notation (cf. Fig. 5) et aux rendements exigés par les investisseurs obligataires (cf. Graphique de la semaine).

Ainsi, certaines dettes souveraines apparaissent comme "à risque élevé" ou au contraire "bon marché".

Parmi les pays dont le risque est élevé, dont la notation pourrait être dégradée (cf. Fig. 5) et dont les taux d'intérêt pourraient se tendre (cf. Graphique de la semaine), sans grande surprise, figurent les pays périphériques européens, Grèce, Italie et Portugal, mais aussi le Royaume-Uni, la France, la Belgique et la Slovénie. Sous cet angle de vue, la récente dégradation de la note française par Fitch, de AA à AA-, et celle à venir par S&P le 2 juin prochain, semblent parfaitement justifiées.

Dans ce panier de dettes à surveiller se trouvent également les deux plus grands marchés obligataires mondiaux, à savoir les Etats-Unis et le Japon.

Certes, l'Oncle Sam possède la première économie mondiale, une avance technologique significative, une productivité élevée, une monnaie hégémonique dans les transactions commerciales, une force militaire puissante et, conséquence de tout cela, un afflux massif de capitaux internationaux vers sa dette souveraine. Pour preuve, les bons du Trésor américain sont considérés par les investisseurs du monde entier comme "l'actif sans risque". Malgré ce statut particulier, la qualité de la dette américaine se détériore. De plus, les Etats-Unis devront refinancer 39% de leur dette d'ici la fin 2024 (cf. Fig. 6). Républicains et Démocrates ont mal choisi leur moment pour brandir la menace d'un défaut de paiement, dès le mois de juin, en refusant de relever le plafond de la dette publique (cf. Fig. 7). Quel que soit l'angle d'analyse, ni le AAA de Moody's et Fitch, ni le AA+ de S&P ne semblent justifiés. La dégradation de la notation américaine n'aurait rien d'anormal. En revanche, comme en 2011, elle provoquerait un vent de panique temporaire sur les marchés financiers, celui des obligations comme celui des actions, des devises et des matières premières.

Le cas du Japon est différent. La dette nipponne est proche de l'insoutenabilité et les notations actuelles pourraient une nouvelle fois être revues à la baisse, accentuant la défiance vis-à-vis des actifs en yens. Malgré cela, les taux n'augmenteront pas car la Bank of Japan (BoJ) mène une politique de contrôle de la courbe des rendements (YCC) et, de facto, de monétisation de la dette publique. Le nouveau gouverneur, Kazuo Ueda, n'a pas d'autre choix que de poursuivre cette stratégie, au risque de faire chuter le yen de manière historique.

À l'autre bout du spectre, et c'est de ce côté-ci que se concentrent les investisseurs, figure le Danemark. Il est le pays qui obtient le meilleur score, selon notre méthodologie. Sa dette souveraine est l'une des toutes dernières de la planète à arborer le tant convoité AAA. Ils ne sont plus que 10 pays à détenir la note suprême auprès de chacune des "Big Three" (cf. Fig. 8). A l'instar de la Suisse, la situation budgétaire du Danemark est exemplaire : recettes supérieures aux dépenses, charges d'intérêt faibles, et perspectives prometteuses dans la mesure où les réformes politiques nécessaires ont déjà été mises en oeuvre. Sa dette ne représente que 33% du Produit Intérieur Brut (PIB) et elle sera la première des pays notés AAA à revenir à son niveau prépandémique. Certes, les obligations danoises ne servent pas de valeur refuge en cas de crise majeure, notamment parce que la couronne danoise (DKK) est arrimée à l'euro, mais leur rendement à 10 ans est supérieur de 32 points de base à celui des Bunds (cf. Fig. 9). Elles constituent ainsi une alternative de choix pour les investisseurs qui détiennent trop d'obligations allemandes.

Parmi les obligations plus risquées, mais dont la perception du risque est probablement exagérée, se trouvent l'Irlande et la Bulgarie.

En 12 ans, l'Irlande a effectué une mue sensationnelle. Alors qu'elle était sous la tutelle des institutions supranationales (UE et FMI) durant la crise de la dette européenne, elle figure aujourd'hui en troisième position de notre scoring au sein de la Zone Euro, derrière le Luxembourg dont le marché de la dette est quasiment inexistant et l'Allemagne dont la dynamique s'améliore nettement moins vite. Pour en arriver là, l'Irlande a fourni d'importants efforts. Dans un premier temps, elle a cherché à isoler au maximum l'économie réelle des effets néfastes de la crise financière. Ensuite, et c'est une spécificité irlandaise, elle a cherché à attirer les entreprises étrangères, notamment américaines, en menant une politique fiscale très attractive. En Irlande, les entreprises paient 26% de leurs bénéfices en impôts, contre 39% en moyenne dans les autres pays européens. Cette stratégie budgétaire a permis aux sociétés comme Google ou Apple de domicilier leur siège européen à Dublin, afin d'y rapatrier les profits issus de leurs activités au sein des pays de l'Union Européenne. Le résultat est sans appel : au cours des dix dernières années, l'activité économique irlandaise a progressé 10 fois plus vite que dans le reste de la Zone Euro, +140% contre +14% (cf. Fig. 10). Les obligations souveraines irlandaises à 10 ans offrent 2.68% à leur porteur, 45 points de base au-dessus de celles de l'Allemagne (cf. Fig. 11), tandis que la probabilité d'une amélioration de la notation de AA- à AA par une des agences n'est pas à exclure au cours des 18 prochains mois.

La Bulgarie est notée BBB par les agences S&P et Fitch, et une note au-dessus (Baa1) par Moody's, avec dans les trois cas une perspective stable ou positive. Malgré la crise énergétique et le ralentissement économique causés par l'invasion russe de l'Ukraine, les fondamentaux économiques demeurent bons. Pour qu'ils s'améliorent, il faudra que la Bulgarie parvienne à stabiliser son inflation, qui a atteint 15.3% en 2022. Le pays devra aussi sortir de l'impasse politique actuelle en mettant fin au gouvernement intérimaire et en élisant une coalition gouvernementale stable. Tant que ces points n'auront pas été réglés, la Bulgarie ne pourra pas converger vers les critères de Maastricht ni espérer rejoindre la Zone Euro. Les défis sont réels mais pas insurmontables. Même si l'adoption de l'euro ne se fera probablement pas avant 2025 ou 2026, les investisseurs essayeront d'anticiper l'amélioration de la note de crédit qui en résultera. Ce n'est pas forcément le cas des obligations tchèques, polonaises ou hongroises, dont les rendements semblent très rémunérateurs aussi (cf. Graphique de la semaine) mais dont la notation par les agences paraît parfaitement en ligne avec notre scoring (cf. Fig. 5). Avec une monnaie arrimée à l'euro et un rendement à 7 ans de 4.3%, contre 2.6% en France (cf. Fig. 12) pour des fondamentaux similaires, les obligations bulgares offrent une alternative crédible aux investisseurs peu réfractaires au risque.

Conclusion

Les investisseurs obligataires s'inquiètent de la capacité du Congrès américain à relever à temps le plafond de la dette publique. Simultanément, ils s'alarment de la dégradation de la note française par les agences de notation. Dans cet environnement où les actifs "sans risque" portent mal leur nom, les obligations souveraines de très bonne qualité, comme celles du Danemark, ou susceptibles de voir leur note progresser, comme celles de l'Irlande et de la Bulgarie, auront un avantage.

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