Depuis janvier 2022, les banques centrales tentent de normaliser la situation économique en général et leur politique monétaire en particulier. En accroissant rapidement et fortement leurs taux directeurs (cf. Fig. 2), elles cherchent à lutter contre la hausse des prix pour que les anticipations d'inflation restent ancrées proches de 2% (cf. Fig. 3). Au-delà de la difficulté de relever ce défi, l'inflation n'étant qu'en partie la conséquence d'une surchauffe économique mais majoritairement le contrecoup d'un choc d'offre, ce processus de hausse des taux est dévastateur.
Au cours des deux dernières semaines, les banques centrales ont confirmé l'orientation restrictive de leur politique monétaire. La Banque Centrale Européenne (BCE) a ouvert la marche, le 16 mars dernier, n augmentant ses taux directeurs de 50 points de base. La Réserve fédérale américaine (Fed), la Banque d'Angleterre (BoE) et la Banque Nationale Suisse (BNS) lui ont emboîté le pas la semaine dernière, avec respectivement 25, 25 et 50 points de base. Poursuivre les hausses de taux dans un environnement de crise permet aux banquiers centraux d'indiquer qu'ils ont toujours comme mission prioritaire d'étouffer l'inflation, qui reste trop élevée pour être confortable. Ils signalent également clairement que la stabilité du système financier ne leur semble pas en danger et qu'ils ne sont en rien responsables des récents déboires des banques, assureurs ou autres fonds d'investissement. Ils cherchent enfin à prendre en compte la psychologie des investisseurs, composante importante en période de panique. Ne pas augmenter les taux aurait signifié qu'ils étaient réellement inquiets, alors qu'ils avaient adopté un ton optimiste et des mesures restrictives au cours des 15 derniers mois. Ainsi, et de manière contre-intuitive, ces hausses des taux soulignent que la crise est sous contrôle.
D'un point de vue numérique, la différence entre l'option d'augmenter les taux et celle de faire une pause était minime. Dans les deux cas, le loyer de l'argent demeure élevé et son impact négatif continuera de se diffuser dans l'économie durant de longs trimestres. Le temps de la macroéconomie est un temps long mais viendra un jour où les dégâts induits par cette politique monétaire restrictive seront si grands que les banques centrales n'auront d'autre choix que de revenir en arrière à toute vapeur et de "pivoter".
La stabilité du système financier en dépendra (cf. Perspectives 2023). Il est encore trop tôt. Les déboires des fonds de pension au Royaume-Uni, de l'assureur-vie Eurovita en Italie, des banques régionales américaines ou de Crédit Suisse n'ont, semble-t-il, pas suffi. Dans un précédent article, nous avons détaillé la cause du problème, que certains stratèges appellent "la mère de toutes les bulles" et que nous comparons à un "rhino gris" : la dette (cf. Stratégie & Thématiques du 30 janvier 2023). Dans celui-ci, nous allons développer ses conséquences pour la politique monétaire des banques centrales, mais aussi pour les placements financiers des investisseurs.
Pour mémoire, les banques centrales poursuivent des objectifs multiples. En tout premier lieu, même si ce point est parfois omis par les investisseurs, leur mission est d'assurer la stabilité du système financier. Dans un second temps, elles cherchent à contenir l'inflation proche de 2% par an. Enfin, pour certaines d'entre elles, le troisième objectif est de promouvoir la croissance de l'emploi (et donc l'activité économique). Depuis quelques années, les ratios de dette sont devenus tellement élevés que toute velléité d'accroître les taux d'intérêt fait peser une charge insoutenable sur les Etats, les entreprises et les ménages. Les faillites et les défauts de paiements se multiplieront jusqu'à mettre en difficulté les banques et les assurances. En définitive, c'est l'ensemble du système financier qui sera en danger (l'objectif n°1 n'est pas atteint). Une mauvaise nouvelle n'arrivant jamais seule, la croissance ralentira fortement jusqu'à ce que l'économie entre en récession (l'objectif n°3 n'est pas atteint) et que les risques de déflation resurgissent (l'objectif n°2 n'est pas atteint). En 1933, quatre ans après la grande dépression, l'économiste Irving Fisher avait déjà identifié cette problématique de la déflation par la dette (cf. Fig. 4 & Weekly Investment Focus du 6 avril 2020).
Ainsi, en accroissant le loyer de l'argent de manière importante et rapide, les banques centrales sont en train de "casser" des pans entiers de l'économie. Pour assainir la situation, elles n'auront d'autre choix que d'annuler les décisions qu'elles ont prises au cours des 15 derniers mois et "pivoter" en ramenant le plus vite possible les taux directeurs près de zéro. Le constat est sans appel : tant que la dette demeurera aussi élevée, les banques centrales n'auront pas véritablement la possibilité d'accroître les taux. Leurs options de politique monétaire sont donc contraintes.
En allant plus loin dans l'analyse, il est également possible de conclure que si les gouvernements décident d'accroître leurs déficits, les banques centrales seront forcées d'acheter cette dette additionnelle pour éviter que les taux d'intérêt ne grimpent. La politique monétaire n'est donc plus réellement indépendante de la politique budgétaire, mais elle est assujettie à cette dernière. C'est ce que les économistes Sargent et Wallace appelaient, en 1981 déjà, la "fiscal dominance", et que Cecchetti et Schoenholtz nomment désormais la "budgétarisation" de la politique monétaire. L'expression est édulcorée mais elle renvoie à la notion de monétisation de la dette. En effet, en l'absence d'une demande suffisante de la part des investisseurs privés pour absorber cette offre abondante, les banques centrales font tourner la planche à billets de manière à acheter l'excès de dette et empêcher que la flambée des charges d'intérêt ne provoque une crise systémique. La monétisation de la dette peut même être amplifiée dans le cas où les investisseurs perdent confiance en l’Etat et se tournent vers d'autres actifs (fuite des capitaux). Dans ce cas, la banque centrale achète de manière quasi exclusive la dette publique.
La politique menée par la Banque du Japon (BoJ) est un parfait exemple de ce procédé. Depuis février 1999, l'institution monétaire imprime des yens (accroît son bilan pour faire du Quantitative Easing diront les économistes). Depuis septembre 2016, elle va plus loin encore en contrôlant la courbe des rendements : elle achète toutes les obligations souveraines japonaises dont les rendements sont supérieurs à 0.1%. La BoJ détient ainsi 52% de la dette émise par le gouvernement (cf. Fig. 5). Le marché de la dette souveraine en yens ne fonctionne plus librement. Sans la "baleine" que représente la banque centrale japonaise, il serait sans vie. Les principaux pays développés, Etats-Unis et Europe notamment, suivent le même chemin que le Japon. Ils ont juste quelques années de retard.
Pour les lecteurs qui apprécient les métaphores, la situation peut être résumée ainsi :
Pour ceux qui préfèrent les références historiques, la comparaison peut être faite ainsi :
Cette fois, en effet, la fragilisation du système financier ne se fait pas au niveau des banques commerciales mais à l'étage supérieur, celui des banques centrales (cf. Stratégie et Thématiques du 28 juin 2021). Ironie de l'histoire, l'artisan le plus célèbre de ce déséquilibre, l'ancien président de la Fed, Ben Bernanke, vient de recevoir le prix Nobel d'économie pour ses travaux sur les crises financières.
L'indépendance des banques centrales est donc devenue illusoire, dans la mesure où pour respecter leur mandat de stabilité financière elles n'ont d'autre choix que de monétiser la dette en faisant tourner la planche à billets. Entre une crise de la dette et une crise monétaire, les banquiers centraux opteront toujours pour la deuxième option car c'est le seul moyen d'éviter un effondrement du système financier. Ce n'est pas idéal mais c'est préférable.
Autre information rassurante, les investisseurs ont très souvent été confrontés à des crises monétaires par le passé. Les banques centrales ont acquis le monopole d'émission de la monnaie au milieu du XIXe siècle mais elles ne sont indépendantes de manière statutaire que depuis les années 1990. Auparavant, les gouvernements avaient la main sur les banques centrales et les secrétaires au Trésor succombaient régulièrement à la tentation de payer leurs dettes en créant davantage de monnaie. A ce titre, il est intéressant de constater que, la semaine dernière, les équipes de Janet Yellen ont proposé de garantir tous les dépôts qui se trouvent dans les banques. L'une des idées avancées est de mettre en place un système temporaire de tarification échelonnée, dans lequel les déposants paieraient un supplément pour garantir les dépôts supérieurs à 250 000 dollars. La secrétaire au Trésor a eu beau se rétracter le lendemain, l'idée a fait couler beaucoup d'encre. Le Trésor américain a-t-il les moyens de garantir 18'000 milliards de dépôts, sachant qu'il s'endette davantage chaque année pour boucler son budget ? Qu'en est-il en Zone Euro ? Cela ne serait possible que si la Fed et la BCE venaient à leur tour garantir des liquidités aux gouvernements… au risque d'imprimer davantage de dollars et d'euros (cf. Fig. 6 & 7).
Comme tout bien échangeable, le prix d’une devise (son taux de change) est soumis à l'équilibre entre l'offre et la demande : tout ce qui est rare est cher, et inversement. Lorsque l'institution qui émet la monnaie le fait de manière excessive, alors sa valeur se déprécie : lentement dans un premier temps, puis rapidement si les investisseurs perdent confiance. S'il existe plusieurs devises en circulation, la loi e Gresham veut que "la mauvaise monnaie chasse la bonne". Concrètement, les acteurs économiques vont avoir une tendance naturelle à thésauriser la monnaie de meilleure qualité, c’est-à-dire à l'épargner, tandis qu'ils s’échangeront la monnaie perçue comme étant moins bonne, cherchant ainsi à s’en débarrasser le plus rapidement possible. Au vu des fondamentaux économiques actuels, le yuan chinois et le franc suisse seront conservés et s'apprécieront, tandis que le dollar, l'euro, la livre ou le yen se déprécieront.
Si cette dévaluation monétaire est effectuée par plusieurs pays simultanément (grâce à un accord comme celui du Louvre par exemple, pour éviter une guerre des devises), le seul moyen de s’en prémunir est de détenir des actifs "refuges", tels que l'or (actif tangible, cf. Graphique de la semaine), les matières premières agricoles, les terres arables (production alimentaire) ou, plus moderne, les cryptomonnaies (indépendantes des Etats).
Pour ces dernières, il reste à considérer leurs caractéristiques et notamment qu'elles ne soient pas émises de manière infinie. En effet, rien ne régule la masse monétaire émise en cryptomonnaies. Aujourd'hui, si la plupart d'entre elles ont une quantité d'émission limitée, prises dans leur ensemble elles représentent une offre sans limite. Il faut aussi prendre en compte que, tant qu'il y aura des Etats, la politique aura toujours l'ascendant sur l'économie. Cela signifie que les Etats peuvent à tout moment interdire la détention de cryptomonnaies. S'ils bataillent pour stabiliser leurs monnaies nationales dans une période de crise aigüe, la probabilité qu'ils autorisent les épargnants à détenir des monnaies privées est très faible. Ceux qui en doutent peuvent se plonger dans l'histoire et s'arrêter à la date du 5 avril 1933 (cf. Fig. 8).
Selon l'humoriste américain Will Rogers (1879 - 1935), il y a eu trois grandes inventions depuis le commencement des âges : le feu, la roue, la banque centrale. Au-delà de la plaisanterie, associer la banque centrale au feu et à la roue n'est pas anodin. Cela suggère qu'elle existe depuis très longtemps et qu'elle a une utilité révolutionnaire pour le développement et le bien-être de l'humanité. Will Rogers n'imaginait sans doute pas que, 90 ans plus tard, les banques centrales seraient plus centrales que jamais. Toutefois, si les banques centrales sont perçues à juste titre comme le bras armé du capitalisme, elles ne doivent pas forcément être vues comme celui du libéralisme… car elles peuvent servir à un interventionnisme public massif.
La dette étant trop élevée, les banques centrales ne peuvent plus accroître les taux d'intérêt sans provoquer une crise du système financier. Elles ont perdu leur indépendance. Le "pivot" des banques centrales sera favorables aux actifs obligataires et à la duration. La création monétaire étant la seule issue pour éviter une telle crise, ce seront les devises qui se déprécieront. Les plus fortes d'entre elles comme le franc suisse et le yuan chinois en tireront profit.
Dans le cas d'un accord entre les grandes puissances économiques, une guerre des monnaies pourra être évitée, mais les devises chuteront alors conjointement face aux actifs réels. Les métaux précieux comme l'or, les matières premières agricoles et les terres arables seront grandement recherchés.
Après une phase de correction significative, les autres matières premières comme l'énergie et les métaux non précieux, mais aussi l'immobilier, les tableaux, ou autres collections privées seront plébiscités. Et une fois que l'orage sera passé, alors les actions rebondiront de manière à retrouver leur place en haut du podium des actifs en termes de performance.